Faille(s)

Un soir, sur le trottoir, coin Mont-Royal et Saint-Hubert, alors que j’écoutais un musicien ambulant gratter sa guitare, la voix plaintive, en chantant une chanson triste des Cowboys fringants, tu m’as vue. Tu t’es approché de moi et tu t’es mis à commenter la scène, à une distance qui aurait pu me sembler préoccupante si je n’avais pas été si naïve. Tu étais mignon, avec tes grands yeux marrons et ton sourire en coin. Je me rappelle avoir pensé que tu n’étais sûrement pas un de ces hommes louches qui scrutent les filles, le regard concupiscent. Tu t’es rapproché un peu plus, comme pour me faire comprendre que c’était mon attention que tu tentais d’attirer. Il a bien fallu que je te sourie. C’est comme ça quand tu n’as aucune idée de la manière de réagir au jeu de la séduction, que ton adolescence s’est envolée dans l’obsession de la bouffe, dans la peur d’exister, dans le trop-plein émotionnel et les moult tentatives pour l’anesthésier. Vivre est un sport dangereux, pas vrai ? Je crois que tu as perçu ma crédulité, parce que, à peine cinq minutes plus tard, tu n’as pas hésité à me lancer une invitation : « Hey, j’aimerais t’inviter chez moi demain soir, juste pour jaser. Ça te dit ? T’as l’air d’une fille spéciale, dans le bon sens, tsé. » J’avais 20 ans et je me sentais tellement seule, alors comment aurais-je pu refuser ? Le silence n’a pas duré. Je me rappelle avoir bêtement répondu OK. Tu m’as prise par surprise, voilà tout. Avec un peu de recul, je sais que j’aurais pu être plus prudente, mais quelque chose m’a attirée chez toi, quelque chose du domaine de l’intangible.

Le soir venu, tu m’as appelée. Je pense que tu as voulu t’assurer que je n’oublie pas la toile d’araignée que tu avais doucement commencé à tisser autour de moi. Sur le coup, c’est mon cœur qui s’est emballé. Tu es arrivé dans ma vie au moment parfait, un moment de grande vulnérabilité, la tourmente en dormance. Ça faisait un mois que je n’avais pas visité les urgences, que j’avais résisté à la tentation d’avaler une vingtaine de comprimés d’ibuprofène, juste pour mériter une pause de la « vie normale », pour une virée hospitalière et ce fantasme tordu de lavage d’estomac, saveur charbon liquide. J’étais dans l’œil du cyclone, une proie facile, et toi tu ne savais même pas, je crois, toute la violence qui t’habitait. Tu la « gelais » à ta façon. Du coup, tu passais inaperçu, vêtu de ta cape de gars faussement sûr de lui. Dans ta voix, rien ne traduisait la présence d’une faille. La faille, moi, je l’associais au souffle qui tremble, au regard qui bifurque. Sans doute avais-tu appris à masquer ces signes qui traduisent l’instabilité de l’être. D’un ton assuré, tu as prononcé ces mots : « J’ai oublié de te donner mon adresse pour demain soir. T’as de quoi noter ? » Je n’aurais pas dû décrocher. Ton adresse, je l’ai écrite sur un petit bout de papier vert pomme, et le lendemain, 18 h tapantes, j’ai quitté mon appartement, direction Papineau/Laurier, sans trop savoir à quoi m’attendre. Vêtue d’une robe fleurie et légèrement maquillée, je me suis sentie jolie pour la première fois depuis des mois. Tu as ouvert dès que je suis arrivée devant la porte de ton appartement. C’était charmant, cette hâte de me revoir. Puis, tu es revenu sur le moment qui nous avait réunis, comme pour reprendre le fil d’une conversation à peine amorcée. Tu as trouvé le moyen de me faire sourire, de tirer de moi quelques rires et une envie de rester. Quand tu m’as proposé un trip hallucinogène, le genre d’aventure à laquelle on ne s’attend pas lors d’une « vraie » première rencontre, j’étais déjà un peu ramollie par le vin. Je ne sais pas comment tu en es venu à me raconter, sans filtre, que ton père t’avait abandonné le jour de tes cinq ans, qu’il s’était avoué gai peu de temps avant, des mois de fréquentations en cachette et de saunas pour hommes plus tard. Tu lui en avais voulu à en crever quand tu avais reçu une carte postale de Disney World avec un « bonne fête » complètement déplacé. Je t’ai sagement écouté. J’ai trouvé ta colère belle, ton malheur, attendrissant. C’est comme ça que j’ai glissé dans ta faille, Phil. Comme ça que je t’ai laissé entrer dans la mienne aussi, parce qu’une histoire comme celle-là pouvait seulement refléter mon ombre, me la renvoyer en plein visage par effet miroir.

Nous vivions ensemble depuis deux mois et des poussières quand tu as fait ta rechute. Tu t’es transformé en monstre cruel, comme si le smack, le manque surtout, avait révélé ton M. Hyde. J’ai pris conscience de l’ampleur de ta faille quand tu m’as révélé tes visites quotidiennes à la pharmacie, ton obligation de boire de la méthadone au Tang sous surveillance. Évidemment, tu as attendu que je sois accrochée et tu as fait en sorte de te faufiler dans ma psyché et d’y planter tes griffes bien avant de me dévoiler cela. Ai-je dit que j’aurais pu me montrer plus prudente ? J’étais naïve et je voulais tellement te faire confiance, faire confiance à quelqu’un, être aimée, surtout. Je ne raconterai pas comment tout a basculé, comment tu es devenu violent, ce qui a précipité le pire, pire qu’un abonnement aux urgences. Un an plus tard, je suis devenue intoxiquée, moi qui avais toujours été première de classe, qui n’avais jamais touché aux drogues avant toi. Il y a eu la première chasse au dragon, après que je t’ai supplié de me faire essayer ce que tu te mettais dans les veines, ce qui parvenait à t’engourdir et à te faire planer simultanément. Il y a eu ce glissement de l’essai à l’attrait, et cette première injection, quand mon corps n’en pouvait plus des doses fumées, de l’argent qui s’envole, de la réalité glauque de la rue qui gagne du terrain. Rapidement, dans cette déchéance, il s’est créé un « nous » malsain, quelque chose de confortable dans l’inconfort, et j’ai accepté tes reproches, cru que je les méritais. Quand l’amour frôle de beaucoup trop près le mal-être, il faut se sauver, et la drogue peut devenir l’unique porte de sortie… Elle est devenue la mienne alors que j’étais déjà brisée, déjà accro à cette part sombre de l’humanité. C’est ça que tu as perçu, ce fameux soir, et tu t’y es agrippé.