Marine Noël

Marine Noël est candidate au doctorat en littérature sous la direction de Claire Legendre (UdeM) et Véronique Montémont (Université de Lorraine, France).

Parle-moi de mamie

Ma mère a soixante ans. Elle est infirmière. Je lui ai demandé de me raconter sa vie. Elle n’en discute pas avec beaucoup de monde. Elle était enfant unique et les gens qui ont connu ses parents disparaissent peu à peu. Depuis plusieurs années déjà, j’écrivais sur ma grand-mère. Maintenant qu’elle est partie, je ne peux pas laisser ma mère en dehors de ce projet d’écriture. Toutes les trois, nous étions proches. Nous étions amies. Il fait bon se remémorer les choses ensemble.

Mon grand-père était menuisier dans une petite commune de Lorraine, en France. Ma grand-mère a exercé plusieurs métiers dans les environs de Nancy avant de s’installer dans son village à lui, à vingt-neuf ans, et de devenir ce qu’on appelait alors « femme de service » dans une école. J’ai beaucoup de questions sur le monde du travail tel qu’ils l’ont connu entre le milieu des années quarante et la fin des années quatre-vingt. C’est pour moi une zone d’ombre. Quand j’ai connu mes grands-parents, ils étaient à la retraite et partaient parfois en voyage organisé. Ils aimaient prendre du soleil, aller voir la mer, s’occuper du jardin. À la fin, pendant sept ans, quand je rentrais du Québec, j’ai connu le corps en bout de course de ma grand-mère, ses chagrins et la souffrance physique. Ma mère s’est beaucoup occupée d’elle. Je ne pouvais m’empêcher de remarquer qu’elles étaient seules, toutes les deux. Pendant ses congés, ma mère prenait son auto, conduisait quatre-vingt-cinq kilomètres dans la campagne pour aller voir sa mère. C’est grâce à elle que ma grand-mère a pu rester dans sa maison jusqu’à la toute fin. Depuis, j’aimerais que tout le monde connaisse leur histoire, que l’invisible devienne visible.

Je suis à Montréal, ma mère est dans notre village. C’est un dimanche, elle ne travaille pas. Ma mère se place devant la caméra, assise dans le canapé du salon. Comme elle consulte ses archives, elle peine à rester dans le cadre et parfois, elle pose son téléphone, disparait, de sorte que je ne peux pas toujours lire les expressions de son visage. Sa mère est morte il y a un an maintenant. Je me souviens que, pour moi, c’était la fin de l’hiver, que le froid s’étirait de mon côté de l’océan. Pour elle, les premières fleurs apparaissaient. Elle avait prononcé une phrase que j’avais trouvé signifiante sur le fait que ma grand-mère ne verrait pas le printemps. Il me semblait, à moi aussi, que l’arrivée du printemps l’aurait peut-être sauvée. Ma mère et moi, on ne connaissait personne qui prenait autant cette saison à cœur. Aux premiers beaux jours, la mamie mettait une jacinthe sur le bord de sa fenêtre. Au magasin, elle la choisissait fermée, pas encore prête, de sorte qu’elle dure, de sorte qu’elle la voie éclore.

Je sais que ma mère a encore beaucoup de peine. Je pense souvent à cette phrase d’Annie Ernaux au sujet de la disparition de sa mère : « J’ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue[1]. » Je crains que de me parler ne lui fasse du mal. Nous commençons et ma mère, hésitante, pleine de précautions, s’avance sur le terrain du récit.

« Elle s’est occupée de ses frères et sœurs, c’était son premier travail. Y avait un gros décalage d’âge. Et ensuite, elle a fait de la couture. Elle faisait comme sa mère. Elle a travaillé aussi à l’hôpital, elle y faisait les blouses des chirurgiens pour le bloc opératoire. Ensuite, elle a travaillé à l’école maternelle, elle s’est occupée des enfants comme – ce qu’on disait comme expression – femme de service. Alors que c’est assistante en école maternelle.

Jusqu’à la retraite, c’est ça ?

Oui, jusqu’à sa retraite. (Elle regarde ses papiers.)

Elle a travaillé dans un… dans un atelier de couture assez réputé à Nancy… (Elle semble oublier où.)

Elle m’a dit que c’était pour la maison Heymann.

Heymann, oui, la maison Heymann. À l’hôpital, elle était employée en qualité de lingère auxiliaire. Et à la maison Heymann, en qualité de confectionneuse. (Elle lit les papiers qu’elle a devant elle.) Et elle a toujours donné satisfaction.

Ça c’est dans un document que t’as retrouvé ?

Oui oui, j’ai retrouvé les contrats de travail.

Et c’était pas tout à fait le même métier, ça ?

Bah non, non… Puisqu’à l’hôpital, ça devait être assez répétitif, assez routinier… C’était toujours la même chose, tandis que chez Heymann, c’était certainement un peu plus compliqué, ça devait être des vêtements.

(Ma grand-mère m’a expliqué qu’elle y réalisait des nuisettes, de la lingerie et d’autres vêtements fins.)

J’avais oublié, mais elle a aussi travaillé à la ferme. Ça a été son premier travail, qui n’a pas été répertorié puisqu’il n’y avait pas de contrat, elle n’a pas touché de retraite pour ça. Bien avant dix-huit ans, elle travaillait à la ferme. Elle s’occupait des enfants de la ferme. Ensuite elle a travaillé à l’épicerie, chez sa marraine. Elle a rendu des petits services. Quand elle travaillait à la ferme, parfois elle y dormait, elle y mangeait. C’était une solution un petit peu de facilité. Elle y avait le couvert. Elle était nourrie, logée, et c’était, du point de vue économique, intéressant pour ses parents. C’était un travail dur, elle battait le beurre. Elle a commencé très jeune à avoir un travail physique. Pénible.

Elle était toujours à protéger autrui

protéger les enfants

faire des robes

pour ses sœurs.

Les emplois qui ont suivi étaient une suite logique de ce qu’elle avait fait étant très jeune.

C’était tenu pour acquis par les familles que les aînés aident par le travail ?

Oui, c’était certainement dans les habitudes de cette génération-là. Et aussi, ma grand-mère était d’une santé fragile, donc elle avait besoin d’être aidée.

Dans une lettre où elle me raconte sa vie, elle dit qu’elle faisait toutes ces choses pour ses frères et sœurs, et sa mère, et après elle ajoute qu’elle aimait bien quand même faire ça. Alors, j’me demande si elle t’en a déjà parlé ?

Elle m’en a parlé à la fin de sa vie. Elle m’a dit – elle pleurait – qu’elle avait le sentiment d’avoir abandonné tout le monde là-bas. En venant habiter à Liffol. En quittant son pays, son village. Elle avait le sentiment de les avoir tous abandonnés.

Elle a tellement rendu service, et quand elle est partie, c’était tard quand même pour quitter le village, elle avait environ vingt-neuf ans, enfin presque la trentaine… À ce stade, est-ce qu’elle leur devait encore quelque chose ?

Elle s’est mariée le 30 janvier 1960. Et oui, elle s’est sentie indispensable à la vie de la famille. C’est le don de soi. C’est comme un maillon dans la chaîne sur lequel on doit compter, qu’on ne peut pas retirer.

Surtout en raison des problèmes de santé de sa mère. Une question vitale. Une question de vie ou de mort peut-être. Elle a beaucoup protégé sa maman. Elle était dans un devoir de protection qu’elle m’a transmis. Parce que j’ai toujours cette impression-là de rendre service, mais par besoin vital. C’est toujours sous-tendu que… si c’est pas fait… y va arriver une catastrophe.

Nous revenons ensuite sur sa carrière à l’école maternelle, le métier qu’elle fera toute sa vie, dans le village de son mari.

Elle s’entendait bien avec les institutrices ? Est-ce qu’elle leur parlait un peu ?

Pas toutes. À un moment donné, elle a fait des réclamations parce que y’en avait une qui n’était pas gentille avec elle, et qui l’avait traitée de feignante, au bout de vingt ans de service… Elle trouvait qu’elle en faisait de plus en plus. Et trop de ménage. Quand elle devait faire le ménage en hiver, y’avait pas de chauffage. C’était difficile pour elle de travailler dans le froid. Elle trouvait qu’elle en faisait beaucoup trop. De plus en plus. Et que les institutrices étaient trop autoritaires, pas toujours respectueuses de son travail. Elle faisait beaucoup de travail pédagogique en plus du ménage.

Pis est-ce que tu sais si ses demandes ont été écoutées ou prises en compte ?

J’ai retrouvé un papier du médecin du travail comme quoi elle devait pas faire de travail physique, pas de port de charge…

Plutôt vers la fin de sa carrière ?

Oui, plutôt. C’était dans les années 80.

Elle devait travailler quand même quarante-deux heures et demi par semaine. Et pendant les vacances, elle devait faire cent-quinze heures de ménage. (Je souffle, estomaquée.)

Toutes les vacances ?

Pâques, Noël et Juillet.

Elle devait

emmener les enfants aux toilettes

les faire goûter

leur faire faire la sieste

les habiller

les laver

leur mettre leurs manteaux pour la récré

prendre soin d’eux quoi

et après

ben il fallait faire la poussière

mettre la classe en état

et puis faire le ménage à la fin de la journée, encore

nettoyer la salle de jeu, les WC

et elle devait faire des travaux manuels

des activités d’expression, de peinture, de découpage, de collage.

Elle devait aider l’institutrice pour tout ça.

Et mamie, comment elle les voyait les institutrices ?

(Elle réfléchit en répétant la question.)

Comme des personnes qui avaient du savoir, surtout dans les grandes classes. D’ailleurs, y’en a une qui m’a bien aidée à faire mes maths. Qui m’a remise à niveau.

Mais quand même, comme des personnes plus privilégiées qu’elle.

Dans un autre monde ?

Oui. (Elle fouille dans ses papiers.) Là, je vois sur ses notes que c’est marqué que c’était un bon agent, voilà, une bonne agente. Je vois ici que c’est écrit même très bonne agente.

Si elle finissait à 18 h 30, elle avait des grosses journées. Quand elle rentrait le soir, elle était fatiguée ?

Oui, oui, oui.

Est-ce qu’elle était quand même de bonne humeur ?

Je me souviens qu’en fin de carrière, elle était pas… pas gaie… pas toujours. Épuisée, je me souviens.

Est-ce que tu comprenais que c’était à cause du travail ou c’était plus diffus pour toi ?

Non, je comprenais que c’était à cause du travail et j’avais un fort sentiment d’injustice. Très tôt, j’ai été sensibilisée à l’injustice. Même pour papa à l’usine. L’exploitation, enfin… l’injustice.

Par contre, pour papa, j’avais pas cette impression-là. Qu’il était, comment dire… exploité. Parce que son travail était… plus un travail noble.

Un accomplissement ?

Oui, y’avait quelque chose d’artistique dans ce qu’il faisait.

Dans quelques lettres que j’ai relues, j’ai remarqué que la mamie écrivait beaucoup le mot travail. Soit pour me parler de mon travail, du tien, de celui de mon frère. “Tu as trouvé du travail.” (rires) Soit pour me demander de faire attention à moi, de ne pas trop me fatiguer, j’imagine… dans ce que je faisais. Et elle évoque les fruits qu’elle essaie encore de récolter, ou la paperasse dont elle doit s’occuper, ou les rendez-vous où il faut qu’elle aille, le rangement, le ménage. Et même si elle a quatre-vingt-six ans dans ces lettres-là, elle est très occupée (rires). Pourquoi tu penses qu’elle raisonnait beaucoup de cette façon-là ? Est-ce que tu crois que c’est parce qu’elle était fatiguée ?

Eh bien parce qu’elle était très fatiguée… Oui. Elle était malade. Et tout devait lui peser. Toute tâche représentait un travail… Elle n’arrivait pas à déléguer ni à laisser les autres faire à sa place. Elle avait sa fierté de continuer à entretenir sa maison. Elle était très indépendante. Je pense que le travail, pour elle, lui donnait l’impression d’être indépendante. D’ailleurs, quelqu’un qui travaillait pas, c’était, pour eux, à l’époque, un feignant, un oisif ; c’était très mal perçu de ne pas travailler. On avait le droit de se reposer si on avait travaillé. Le repos bien mérité. Et c’était comme une revanche, je pense, le travail, à l’époque. C’était une façon de pas être esclave, d’avoir un salaire, de pas dépendre des uns et des autres, de pas dépendre du Patron avec un grand P. Y avait comme une confrontation avec les patrons parce qu’avoir des économies, c’était… réussir à se hisser au niveau social du patron.

Est-ce qu’elle et papy étaient syndiqués ?

La mamie, elle était à Force Ouvrière. Et lui, j’ai déjà entendu parler de syndicat, mais je ne sais pas s’il était syndiqué. Je ne me souviens pas trop, faudrait que je recherche dans les papiers peut-être.

Et Papy, j’ai l’impression que son corps a beaucoup pris, a beaucoup encaissé.

Oui. Et elle aussi.

Toi qui es infirmière, est-ce que tu voyais les marques du travail sur leurs corps ?

Oui, oui oui.

Ça te faisait quoi ?

Ça ne me donnait pas envie d’être comme eux. Ça ne me donnait pas envie d’autant travailler. Je voulais faire du sport, être un peu plus… prendre un peu plus soin de moi qu’eux prenaient soin d’eux… Par la suite, ils m’ont quand même appris à prendre soin de moi, parce qu’ils ont été en cure pour leurs rhumatismes. Là j’étais déjà grande. Ils ont fait ce qu’il fallait pour se soigner. C’était un peu tard, mais ils se sont pris en main.

Tu dis : moi j’avais envie de pas travailler autant, de faire attention à moi. Tu penses qu’eux ils voulaient ça aussi pour toi ?

Je pense. Ils voulaient que j’aide, mais pas d’trop. Que je sache faire des choses, que je sache travailler, mais pas me tuer au travail comme eux le faisaient.

Ils t’ont un peu préservée… ou protégée ?

Oui j’étais protégée, j’étais couvée. (rires) »


[1] Annie Ernaux, Une femme, Éditions Gallimard, Folio Classique, Paris, [1987] 1990, p. 106