Olivier Tremblay

Candidat au doctorat en études cinématographiques

La traverse

Le dernier traversier en direction de Lévis partait à 2 h 20. On aurait dû quitter le club vers 2 h comme prévu pour être certain·e·s de l’attraper, mais on a trop niaisé, on s’est mis·e en route un peu plus tard, pas tant que ça, mais assez pour être justes. Rendu·e·s à la côte de la Montagne, il a fallu courir. Billie a piqué un sprint. Xavier et moi on se tenait par la main. Ça ralentissait notre élan, mais on s’en foutait. On riait. On s’amusait. Pour une fois que j’étais bien quelque part, ailleurs que dans mes livres. De toute façon, Dan et Coco traînaient encore plus loin derrière. Comme d’habitude, Dan était torchée, et comme d’habitude, Coco était là pour la ramasser.

En vrai, sûrement qu’on devait faire un peu dur, mais dans mon souvenir on était sublimes, et, dans tous les cas, il n’y avait personne d’autre pour nous voir. Le Vieux-Québec, la nuit, c’est tranquille. On n’entendait que nous. Nos rires. Dan qui beuglait derrière, lancée dans un de ses délires. L’écho de nos pas rapides sur les façades en pierre. Courir sur les pavés dans mes vieux Converse aux semelles usées jusqu’à la corde, c’était comme être pieds nus, ou en pieds de bas. C’est con. C’est un cliché, mais je me sentais vivant. Joyeux. La lumière orangée des lampadaires. L’air frais. Le retour de l’été. La main de Xavier agrippée à la mienne. Son sourire d’enfant tannant, avec ses dents un peu de travers. Ses yeux bleus. Ses cheveux fous teints en mauve. Je le trouvais beau.

***

C’était vendredi. Xavier et ses quatre hippies de colocs avaient organisé un party chez elleux, dans leur grand appartement qu’iels appelaient « la commune ». Le plan, c’était de passer la soirée là-bas – je n’avais pas vraiment l’habitude de me tenir avec ces gens-là, mais Coco avait insisté. Dan allait être là, Billie aussi. Xavier, je ne le connaissais pas vraiment, on s’était vus deux ou trois fois dans des occasions du même genre, mais Coco m’avait dit que c’était lui qui voulait qu’elle m’invite. Elle m’avait dit qu’il avait un œil sur moi. J’étais hyper timide et terriblement nerveux. Xavier me plaisait, mais m’intimidait aussi. Il avait plus d’expérience que moi, et tellement de charisme. Tout le monde voulait être son ami·e. J’avais peur qu’il me parle et de n’avoir rien d’intéressant à lui dire. Rien de séduisant. De passer pour un crétin.

Il y avait trop de monde à ce party, même pour Coco qui était pourtant plutôt sociable. Les conversations étaient toutes emmerdantes. Billie, elle, était un peu comme moi, elle n’aimait pas tant le monde en général ; c’est elle qui a proposé de partir. En se dépêchant, on avait le temps de se rendre à Québec en prenant le bateau de 22 h. Xavier ne restait pas très loin de l’escalier rouge qui descend le cap vers la traverse. Alors on a fait ça. J’étais à la fois déçu et soulagé de ne pas avoir eu l’occasion de parler à Xavier seul à seul. De toute façon, ça n’allait visiblement pas se produire, je commençais à étouffer, et j’avais envie d’aller danser – j’ai toujours préféré ça aux soirées chez les gens.

Attendez ! (Xavier courait derrière nous. On s’est arrêté·e·s au coin de la rue le temps qu’il nous rejoigne.) Je viens avec vous.

Le club était bondé. Les corps entassés s’agitaient sur le plancher de danse au rythme des tubes pop du moment – Britney, Lady Gaga, Rihanna, versions remixées. J’appréciais ce genre de musique davantage que je n’osais l’admettre. L’odeur sucrée des drinks de tapettes se mêlait à celle des gels coiffants et des eaux de Cologne. L’air était moite. L’ambiance commençait à se faire de plus en plus cochonne. Les princes du gym s’étaient mis en chest. Il y avait un code : quand un gars enlevait son t-shirt ou sa chemise et la rentrait dans son pantalon pour la laisser pendre en arrière, ça voulait dire qu’il cherchait à ramener quelqu’un le soir même. Quelqu’un de nouveau. Jamais j’aurais enlevé mon haut, j’étais trop pudique pour ça, mais bizarrement, je me sentais quand même à ma place là-bas.

Je dansais avec Coco et Xavier. On venait de s’enfiler un pichet de bière et une couple de shooters à 2 $ pour se mettre dans l’ambiance, rattraper la soirée. Dan s’était plutôt enlignée vers le bar, pendant que Billie était restée à la table à texter une fille avec qui ça avait l’air compliqué, qui lui avait écrit qu’elle serait peut-être là, qu’elle passerait peut-être plus tard, qu’elle n’était plus trop sûre. Billie, ça l’excitait, j’ai l’impression, ce genre d’histoire, autant que ça la frustrait. Elle avait ce côté masochiste.

À un moment, Coco a disparu sans que je m’en rende compte. Xavier s’est approché puis s’est penché pour me dire quelque chose dans l’oreille. J’ai fait semblant de ne pas comprendre. Il me regardait droit dans les yeux. J’avais peur de ce qu’il espérait de moi. Peur qu’il soit déçu. Et en même temps, je voulais tout ce qu’il voulait. J’attendais rien que ça, j’étais plus que prêt, j’avais juste besoin qu’on me pousse un peu.

Je lui ai retourné son sourire. Il s’est approché, a posé ses mains sur ma taille, s’est arrêté un temps, son visage à quelques centimètres du mien. Il avait pris un air plus sérieux tout d’un coup. Je voyais ses yeux m’examiner, puis nos regards se sont réunis, et on s’est embrassés. Je le laissais me guider. Les lèvres, puis la langue. C’était plus simple que je l’avais imaginé. Presque naturel. C’était quand même la révolution, mais tout en douceur. Une fois l’élan donné, il n’y avait qu’à se laisser aller. Avec du recul, ça a l’air de rien, mais ça m’avait tout pris pour m’abandonner comme ça. Des années de tourmente inutile. À ce moment précis, plus rien de tout ça n’avait d’importance. J’étais bien.

J’ai sursauté quand Billie est venue crever notre bulle, nous empoignant fermement chacun par une épaule. Je ne l’avais pas vu arriver. Je ne sais pas combien de temps avait passé, comme si j’avais dormi et qu’on me réveillait brusquement. Billie pointait son poignet avec un air autoritaire. C’était l’heure de s’en aller. Déjà. Tandis que Billie partait à la recherche de Dan, bousculant tout le monde sur son passage, Xavier et moi on s’est faufilés main dans la main jusqu’à l’escalier aux marches collantes qui monte vers la sortie, lui devant, et moi qui le suivais. J’ai respiré une dernière fois l’odeur des lieux.

Dehors, la nuit était fraîche mais il ne faisait pas froid. Coco était déjà là à nous attendre en fumant une cigarette. Elle nous a salués avec un clin d’œil avant de libérer un bâillement. On a patienté quelques minutes, le temps que Billie nous rejoigne avec Dan, qui avait dû passer par le vestiaire pour récupérer le vieux manteau jaune moutarde qui lui servait essentiellement de fourre-tout. Aussitôt arrivée dehors, elle a plongé sa main dans la grande poche intérieure pour en sortir un briquet sur lequel était imprimée la photo d’une femme aux seins nus, puis a récupéré une cigarette déposée sur son oreille, l’une de celles qu’elle avait roulées elle-même sur le bateau en s’en venant.

Xavier et moi, on ne s’est pas lâchés de tout le trajet du retour. Dan racontait une de ses anecdotes sexuelles sordides inventées aux trois quarts, en criant inutilement. Pour ce qu’elle pouvait avoir d’intelligible, son histoire était hautement divertissante. Dan n’était jamais autant elle-même que lorsqu’elle mentait de manière éhontée. C’était une drôle de fille. Un personnage. Elle était comme ça.

On a marché, puis on a couru, dévalé la côte, alors que le bateau s’apprêtait à partir. Le groupe s’est défait : Billie devant, Dan et Coco derrière. Xavier et moi au milieu. À nouveau on se retrouvait tous les deux. Quand on est arrivés à l’escalier Casse-Cou, il m’a retenu par le bras. Il s’est avancé vers moi, m’a plaqué contre la rampe de métal, son pelvis appuyé contre le mien, la rampe enfoncée dans le bas de ma colonne. Il m’a embrassé une fois de plus. Spontanément. Comme sous une impulsion. Je me sentais désiré, encore plus que plus tôt. Je ne m’étais jamais senti comme ça. J’avais envie que tout le monde nous voie. Que tout le monde voie comme on était bien ensemble. Comme on était beaux ensemble. Mais il n’y avait personne, à part Dan et Coco qui nous rattrapaient.

Ark, des fifs ! Dan s’est esclaffée de son gros rire gras jusqu’à s’étouffer bruyamment, tellement qu’on n’a pas tout de suite entendu la voix de Billie qui nous criait après du bas de l’escalier, le visage tout rouge et luisant de sueur. Grouillez-vous, crisse, le bateau attend ! Au bout de son souffle, elle avait du mal à projeter sa voix. Elle s’est pliée vers l’avant, les mains sur les genoux. On aurait dit qu’elle allait dégueuler, mais non. Elle a fini par se redresser. Billie s’était rendue jusqu’à la traverse pour demander qu’on nous attende, puis était revenue nous chercher.

On s’est installé·e·s sur le toit du traversier, sous un ciel étoilé parfaitement dégagé. Il faisait plus froid sur le fleuve. Appuyée sur la rambarde, Billie fixait le vide. Coco dormait sur un banc. Dan jasait avec un gars qu’elle connaissait qui revenait d’un bar de métalleux·euses où elle-même allait des fois. Je me suis collé contre Xavier, la tête accotée sur son épaule. Ça bourdonnait encore dans mes oreilles. Xavier me caressait les cheveux. Je n’étais pas fatigué. J’avais l’impression de m’éveiller.