Julie Karmann

Candidate au doctorat en santé publique

Transformations

« It is 6 o’clock », braille l’ordinateur. Péniblement, le regard fixé sur l’écran qui s’obscurcit, elle se lève de la chaise sur laquelle elle a encore passé toute la journée et disparaît dans le long couloir qui mène à la cuisine. En pénétrant dans la pièce, elle fige, happée par la lumière déclinante de la fin d’été. Puis tout s’accélère. Deux pas vers le réfrigérateur qu’elle ouvre d’un coup pour y plonger la tête et en sortir du jus et des fruits. Elle pivote. Quatre pas sur la gauche et elle atteint une assiette sur l’étagère d’en face. Elle étire le bras droit, ouvre un tiroir pour saisir un couteau. Elle sautille et va s’asseoir à la grande table en bois, sous la fenêtre. À présent, elle parait gaie, joyeuse, euphorique. Machinalement, elle épluche un par un les fruits qu’elle avale goulument avec le jus. La bouche pleine, elle tapote la tablette tactile abandonnée sur la table et consulte ses courriels. Le rendez-vous de ce soir est fixé au Canapé. Sa prestation est prévue pour 22 h.

Elle sourit, se lève, dépose son assiette dans l’évier, court vers la salle de bain. Au vol, elle saisit une serviette qu’elle jette sur le rebord de la baignoire. Elle dévisse énergiquement les robinets de la douche dans laquelle elle entre en faisant claquer le rideau derrière elle. La vapeur noie rapidement toute la pièce. Deux minutes plus tard, elle réapparait, le visage rouge, ruisselant, sculpté par des paquets de mèches rousses. Elle n’est pas grande, son corps est voluptueux, tout en courbes. Ses cuisses et ses seins sont martelés de peau d’orange. D’une boîte posée au sol, elle extrait une machine à épiler qu’elle passe sur tout son corps, terminant par le sexe. Grimace. Elle s’enveloppe dans la serviette, court vers le garde-robe.

Là, elle creuse, fouille, déblaie frénétiquement les couches de tissus empilées l’étagère pour en faire émerger un bustier en satin jaune lacé sur le devant. De la pile d’à côté, elle extirpe un string, jaune lui aussi, orné de tulle bleu. Elle renverse sur le lit un sac duquel s’échappent des nippies de toutes les couleurs et formes, avec des pompons longs, courts, certains ornés de perles. Elle en attrape une paire bleue, la couleur de ses yeux. Délicatement, elle applique un peu de colle sur l’aréole rosée de ses seins, les coiffe des nippies puis pivote d’un quart de tour pour faire face au miroir. Elle redresse alors sa poitrine et la secoue frénétiquement de manière à faire danser les pompons dans un mouvement de huit bien dessiné. Mais le huit se désynchronise rapidement et c’est l’anarchie entre les nippies. L’un d’eux se décroche, tombe, achevé. Agacée, elle le ramasse, le recolle, le repositionne et recommence à secouer son buste. Cette fois, la danse est parfaite. Elle paraît satisfaite, retire les accessoires et les range dans un sac en cuir noir qu’elle dépose à ses pieds.

Elle se précipite ensuite sur un sachet en papier suspendu au miroir, y plonge la main et en retire des bas en résille cuivrés. Derrière elle, se trouvent des boas. Elle hésite un temps, saisit l’énorme touffe de plumes taupe, la laisse glisser, caressant ses bras, sur son ventre, sur sa nuque. Elle n’a pas l’air convaincue. Ses yeux rencontrent une autre étole plumée, plus courte, plus fine, caramel. Elle fait l’échange et présente cet autre boa à son corps, qui semble l’adopter. Elle se regarde à nouveau dans le miroir, puis choisit une robe de taffetas parme, longue, fendue sur le côté, ainsi que des gants bleus. Elle prend le tout, le fourre dans le sac en cuir. Elle attrape ensuite une culotte en coton, un soutien-gorge en dentelle, le jean clair et le t-shirt posés sur la chaise et les enfile à la hâte.

Après avoir jeté un coup d’œil à sa montre, elle court à la salle de bains, se brosse les dents, remonte ses cheveux encore mouillés en un chignon. De retour dans la chambre, elle s’assoit à la coiffeuse, dévisse un pot de crème teintée, en étale circulairement deux noisettes sur son front et sur son nez, colorant sa peau d’ivoire. Puis elle ouvre un boîtier de poudre, le frotte avec un gros pinceau qu’elle agite autour de son visage en un nuage scintillant. Elle se penche doucement en avant, rapprochant son visage du grand miroir qui lui fait face et dépose délicatement un trait d’eye-liner au coin de son œil gauche, habillant son regard d’espièglerie. Elle enduit ensuite ses longs cils foncés d’une généreuse couche de mascara, attrape un tube de rouge à lèvres brillant qu’elle applique sur ses lèvres fines et retroussées.

Elle se baisse et se met à chercher dans un coffre. S’impatientant, elle saisit le coffre et le renverse. Un champ de boucles d’oreilles éclot sur le tapis. Assise au milieu de ce paysage, elle cueille une paire violine, des dormeuses, puis s’étire de tout son long pour saisir des bottes ouvertes à talons au fond du placard, qu’elle range également dans son sac. Elle enfile des Converse et se relève. Son regard rencontre à nouveau le miroir, dans le coin gauche duquel trône une photo. On peut y voir une jeune femme, quinze ans tout au plus, qui lui ressemble, maigre, extrêmement maigre, malade.

La voilà qui sort de la chambre. Elle est belle, avec son jean et ses baskets, son chignon. Le téléphone vibre. Le taxi l’attend dehors. Elle saisit son sac, la veste en cuir accrochée derrière la porte de sa chambre, se précipite dans le couloir. La porte claque.