Jingyun Song

Candidate au doctorat au Département des littératures de langue française

Au bord du lac

C’est mon premier hiver à Montréal. Par la fenêtre fermée, je vois le soleil se coucher, de petits flocons de neige voler, le vent hurlant agiter les ombres noires des arbres. Seules deux ou trois silhouettes au loin sont discernables près du bois. C’est beau et mélancolique. Cela me rappelle un soir d’hiver à Bruxelles : la neige, le vent, les arbres, tout était aussi beau et mélancolique.

Ce soir-là, il faisait froid. Il neigeait et il ventait. Yao et moi, nous marchions au bord du lac bas, près de la place Flagey. Je portais un manteau jaune ; celui de Yao était kaki. De quoi parlions-nous ? Je ne m’en souviens plus. Peut-être de notre chance de pouvoir participer ensemble au programme d’échange international. Nous avions beaucoup ri. Quelle heure était-il ? Je ne sais plus. Huit heures du soir, ou plus tard. Tout était calme sur le sentier que nous suivions. La rue d’à côté était calme aussi.

Au même moment, ailleurs dans la ville, un homme quittait son travail et, sous son chapeau à l’air fatigué, montait dans un bus avant de descendre à l’arrêt Flagey. Le vent glacial soufflait, emportant la neige avec force. D’un pas rapide, en serrant le col de son manteau noir, l’homme se dirigea vers la porte d’un bâtiment aux environs de la place Flagey.

Dès son entrée, une querelle éclata. Pourquoi si tard ? … J’ai mal à la tête à cause de toi, tu sais ? … Pourquoi tu fais la tête ? Putain ! … Ta gueule ! … Un cri violent. Un moment de silence. Un grand claquement de la porte. Puis, il fuit.

Il y a deux lacs près de la place Flagey, à Bruxelles. Une petite rue les sépare. Nous l’avons traversée, Yao et moi, en continuant à bavarder. Près de l’autre lac, le lac haut, les arbres sont plus grands et leur feuillage, plus épais. Ce soir-là, des coups de vent faisaient chanter et danser les feuilles au-dessus de nous : « Chah…chah…chah… » C’était agréable. La lumière des lampadaires, bien que faible, éclairait nos joues et rendait la danse des flocons encore plus ravissante. Nous étions seules près du lac. Nos rires retentissaient dans l’air.

Ne sachant où aller, l’homme se mit mis à errer, comme un fantôme, dans la ville. Un fantôme à la fois renfrogné et agité. Tout au long de sa déambulation, les fenêtres éclairées des logis suggérant le bonheur des autres le contrariaient. Il poursuivit sa route en flottant, jusqu’à ce qu’il arrive à la croisée des chemins. Pas loin, sur la droite, quelques arbres sombres remuaient légèrement. Derrière les arbres se trouvait un lac qui miroitait souvent au clair de lune, comme une déesse. Il devait bien connaître ce lac, car il accéléra le pas, souriant à peine, sans doute dans l’espoir d’admirer la déesse sous la neige.

Yao et moi poursuivions notre balade quand j’ai aperçu une silhouette apparaître derrière une voiture. Elle était à une dizaine de mètres devant nous, ou à une vingtaine, je ne sais pas. Puis, sous la lumière pâle d’un lampadaire, la silhouette s’est avancée, lentement. C’était un homme vêtu de noir. Son visage était à peine visible sous son chapeau, ses mains enfouies dans les poches de son manteau.

Il avait l’air un peu bizarre, cet homme-là. À sa vue, j’ai ressenti un malaise. Yao et moi, nous avons ralenti nos pas, et avant même que j’aie eu le temps de comprendre, l’homme a crié « I’m dangerous ! » J’étais sous le choc. Une peur vive s’est emparée de moi, une vague violente a frappé ma poitrine. Je voyais l’homme approcher, avec l’impression de me trouver au centre d’un cauchemar, un attentat terroriste comme ceux relayés à la télé. Je n’arrivais pas à croire que ce qui se passait était vrai. Et pourtant, en même temps, j’étais convaincue qu’il allait sortir un revolver ou un couteau et que nous allions être blessées ou tuées. Pire, mes pieds semblaient s’enraciner et mon corps devenait raide. Yao, sans rien dire, m’a tirée par le bras et nous nous sommes mises à courir vers la rue à droite. Tout s’est passé en un instant.

L’homme, sous les grands arbres près du lac, vit les deux filles s’enfuir comme deux oiseaux effrayés. Au loin, sous la neige, leurs silhouettes devinrent de plus en plus floues.

Ni Yao ni moi n’avons osé jeter un coup d’œil en arrière. C’est seulement après avoir traversé la place Flagey que nous nous sommes arrêtées. La place était vide. Le lac était invisible derrière les ombres noires des arbres. L’homme en noir avait disparu. Je sentais mon cœur battre vraiment vite. Yao et moi, hors d’haleine, nous nous regardions sans pouvoir prononcer un seul mot. Elle me tenait toujours le bras. Ma tête était vide.

Des années ont passé et Yao ne parvient plus à se rappeler un seul détail de cet incident. Pour moi, la peur qui a alors saisi mon cœur et la scène que j’ai imaginée – deux filles assassinées au bord du lac – demeurent aussi vives qu’à ce moment, où, loin de Montréal, pétrifiée devant un homme étranger, j’ai été sauvée par mon amie.