Clotilde Séjourné

Chargée de cours et candidate au doctorat en communication

Histoire de clowns

Acte I

La princesse au petit tas

Je crois que je ne devais pas avoir plus de trois ans, car, de cette époque-là, je ne me rappelle mon entourage qu’à hauteur de genoux. C’était jour de carnaval à l’école et tous les enfants devaient se déguiser. Je l’étais, bien entendu, en princesse, dans un costume rose bon marché qui sentait le plastique et faisait un bruit de polystyrène quand je marchais. Il était couvert de tulle violet qui grattait le cou, et ses coutures asymétriques me donnaient un air d’épouvantail à moineaux. Cette tenue n’avait convaincu aucun petit prince. Il serait tentant d’accuser ma mère de ce choix de costume, mais, que mes lunettes rondes en plastique orange et vert de l’époque en soient témoins, je n’avais déjà besoin de personne pour faire preuve de mauvais goût.

Tous les enfants avaient été réunis dans une grande salle pour assister à un spectacle de clowns. Les tables et les chaises avaient été poussées contre des murs d’un bleu criard. Il faisait très chaud et je transpirais abondamment sous les couches de vêtements empilés sous ma robe. Ma mère craignait toujours que j’attrape froid…

Dans la cohue générale, un clown efflanqué s’est avancé sur scène. Grands souliers, fleur en plastique au veston, perruque bleue hirsute et indémodable nez rouge. Sur papier tout y était, pourtant le rendu final était globalement décevant. Je ne saurais dire combien nous étions. Je me sentais comme plongée au beau milieu d’une fourmilière, agitée et malodorante. Les minutes passaient, dans la chaleur et le bruit, et j’avais de plus en plus envie d’aller aux toilettes. Incapable de me faufiler jusque-là, j’ai décidé de me laisser aller au milieu de la foule. Choix courageux ou stupide ? Le jury délibère toujours.

Bien qu’ayant tenté de garder la face, mes petits camarades m’ont vite démasquée à cause de l’odeur, avant de me dénoncer avec toute la subtilité dont sont capables des enfants de trois ans. J’ai alors découvert, avec stupeur, le caractère inné du sentiment de honte. Cette chose gluante qui, à l’âge où tout ne devrait être que joie et émerveillement, vous cloue sur place, muette, le derrière crotté. En robe de princesse.

Dos au mur et pressée de m’expliquer par ces visages peinturlurés et avides de scandale, j’ai pointé un doigt potelé vers la scène et, les yeux remplis de larmes, j’ai prétexté une frayeur à la vue de Bozo pour justifier l’incident.

D’un certain point de vue, il ne s’est rien passé de bien grave ce jour-là. Même le surnom « Princesse caca » ne m’a pas suivie plus d’une heure ou deux. Mais ce fut ma première expérience notable de jugement collectif. La mise au pilori la plus bénigne de ma très courte existence.

J’y pense encore souvent le soir. Allongée dans mon lit. Les yeux grands ouverts.

Acte 2 

La métamorphose de Bongo

D’un geste brusque, il me fourre son sac dans les mains.

« Cotillons, anneaux magiques, balles pouêt-pouêt… J’espère que j’ai rien oublié… »

Il passe une main dans ses cheveux ternes et fatigués. La peau de ses paumes est très sèche et ses ongles sont rongés au sang. Il écrase sa cigarette, jette son mégot et verrouille la portière de la Twingo vert foncé avant de se diriger d’un pas rapide vers les portes de l’École Duc Rollon. Il pousse le portail d’entrée et se fait escorter jusqu’aux vestiaires de sport par Catherine, une petite femme rondelette responsable de l’administration. Elle lui tend un plan des différents bâtiments, qu’il chiffonne sans l’écouter, tout en lançant des regards obsessifs vers le sac toujours dans mes mains. Ses yeux cernés de violet trahissent une grande fatigue et son menton n’est pas fraîchement rasé. Il congédie Catherine plus ou moins poliment et la pousse vers la sortie malgré ses regards courroucés. Il s’empare du sac et étale devant lui les différents éléments du costume. Une liasse de billets de loterie perdants s’échappe d’une poche pour former un éventail coloré sur le carrelage terne du vestiaire. Il reste là un moment, le nez baissé, à les contempler. Il soupire. Puis, sans s’en occuper davantage, il commence à se préparer.

D’abord, les vêtements. Il enfile successivement un maillot de corps en coton blanc par-dessus un vieux slip au tissu jauni et taché et une paire de chaussettes bariolées. Puis, il se saisit d’un pantalon extralarge, au tissu élimé, remontant quasiment jusque sous les aisselles, quadrillé noir et blanc pour la jambe gauche et à pois bleus et verts pour la jambe droite. Il glisse ses longs bras rachitiques dans les manches d’une chemise bouffante jaune et il me fait signe de l’aider à nouer un nœud papillon rose à son col décousu. Mis à part ce détail, ses gestes d’experts témoignent d’une certaine habitude à enfiler la tenue. La perruque légèrement de guingois, il attache à sa poche une fleur qui éclabousse, puis s’empare de la trousse à maquillage.

« Ne reste pas là, empoté, j’ai besoin du miroir ! »

Malgré des mains veineuses légèrement tremblantes, ses gestes sont rapides et les traits assez nets. Il commence par encadrer ses yeux d’une arche blanche soulignée d’un bleu criard, contrastant avec celui, délavé, de ses iris. Avec un pinceau rouge, il dessine les contours d’une bouche énorme, qui fige son expression dans un sourire vorace. Un peu de fard sur les joues et le voilà méconnaissable. Il passe un doigt le long de son arcade sourcilière pour effacer une bavure et recule de trois pas pour contempler son œuvre. Puis, il attrape le sac désormais vide, y fourre ses vêtements de ville avant d’ouvrir la fermeture éclair et d’en extirper un flacon qu’il porte ensuite à hauteur de regard en le tenant fermement entre deux doigts gantés de mousseline.

« Et maintenant, le clou du spectacle. »

Un ricanement lui échappe. Il fait demi-tour dans un petit saut, presque enfantin, avant de passer la porte du gymnase. Le voilà transformé, devenu le Grand Bongo, homme aux souliers de plastique, artiste au postiche rouge, coqueluche des caravanes à mégaphones et âme des chapiteaux de banlieue. Il dévale quatre à quatre les escaliers vers le grand hall, tout en chantonnant d’une voix aigrelette :

« At first, when I see you cry

Yeah, it makes me smile

Yeah, it makes me smile »

Alors qu’il débouche sur l’estrade de fortune, la cohue des enfants se fait de plus en plus bourdonnante quelques mètres plus loin, de l’autre côté du rideau. Sur une table en formica sont disposés des pichets de jus d’orange et des paquets de gâteaux secs, annonciateurs du goûter à venir. Son sourire s’allonge tandis qu’il dévisse délicatement le bouchon du flacon. Il verse quelques gouttes du liquide dans chacun des pichets.

« Ça vous apprendra à vous foutre de ma gueule, bande de petits morveux ! »

Il touille le tout de son long doigt à l’ongle noirci, fourre le flacon dans sa poche et quitte les coulisses pour se diriger vers la scène. C’est l’heure du lever de rideaux. Sur son passage, il bouscule une petite princesse aux lunettes rondes en plastique orange et vert.

Acte 3

Pour quelques tartes à la crème de plus

Paris, Café « La pomme empoisonnée », un matin de novembre 2021

Le lieutenant Humbert arriva pile à l’heure, attifé d’un vieux costume gris foncé et mal taillé. Il secoua son parapluie dans l’entrée du café, arrosant au passage un couple de tourtereaux assis près de la vitrine. L’air renfrogné, il bouscula quelques tables pour se frayer un chemin jusqu’à moi, avant de tirer une chaise en bois et de s’installer, l’air toujours aussi hostile.

« Je vous préviens, j’ai pas beaucoup de temps. Et puis je suis pas encore sûr de vouloir vous parler. »

Journaliste de profession, des personnages de ce genre j’en avais vu un paquet au cours de ma carrière. Loin de me laisser démonter, je poussai vers lui une tasse de café noir fumante, accompagnée d’un sourire encourageant. Il sortit une flasque de l’intérieur de sa veste et arrosa allègrement le breuvage avant de le porter à sa bouche. Le voyant un tantinet déridé, je me décidai à lancer l’entretien : « Comme je vous l’ai dit au téléphone, je suis déjà au courant des éléments de l’enquête. Ce dont j’ai besoin, c’est de quelqu’un qui connaissait l’inspectrice Grimme et qui pourrait m’aider à mieux cerner sa personnalité. »

Humbert me dévisagea quelques secondes avant de secouer la tête. Des ours mal léchés dans son genre, j’en avais maté des plus coriaces, et cet ours-là avait besoin de vider son sac. D’un hochement de tête compréhensif, je l’encourageai à se mettre à table.

« Ça s’est passé il y a longtemps tout ça… Et Aurore… Enfin, je veux dire, l’inspectrice Grimme, elle avait vraiment pris cette affaire à cœur. Elle a traqué cet animal pendant des années. Faut dire que l’enfoiré a eu une sacrée carrière… »

Il marqua une pause, visiblement ému, puis recula sur sa chaise avant de lâcher un profond soupir. Bingo.

« Vous voyez, le problème quand on traque un spécimen comme Bongo, c’est qu’on se prend à essayer de rentrer dans sa tête, de penser comme lui. Mais à force, ça rend fou d’essayer de penser comme un fou. Et ce gars-là, c’était un sacré loustic, un vrai dragon. Aurore, elle était encore toute jeune quand elle est rentrée dans la police. Elle avait à peine eu le temps de faire ses preuves, encore moins de s’endurcir. Mais elle en voulait, ça… Elle en voulait. »

Du bout de l’index, il se mit à faire un petit tas avec les grains de sucre éparpillés sur la table. J’en profitai pour l’encourager à poursuivre.

« J’ai lu dans les rapports du greffier que Bongo avait avoué avoir commencé ses agissements en 1990, ce qui signifie qu’il a sévi une bonne trentaine d’années avant que vous ne l’attrapiez, et qu’il a agressé plusieurs centaines d’enfants…

– J’étais sur l’enquête, pas la peine de me rappeler ce que je sais déjà ! Les laxatifs, les balles pouêt pouêt puantes, la fleur à vinaigre, les sarbacanes à cotillons, la flûte à somnoler, je connais tous les détails sordides ! Tous ! Et Aurore, c’était pareil, vous savez pas, vous, ce que c’était. Notre équipe l’a traqué pendant plus de sept ans, de Gerberoy à Tourrettes-sur-loup, de l’école Notre-Dame de Larmor au Carnaval de Domrémy la Pucelle, il avait toujours un temps d’avance sur nous. Et ça, Aurore, elle supportait pas. Chaque fois qu’on retrouvait un gamin le derrière crotté, c’était comme si un fuseau lui transperçait le cœur. Mais ça l’a jamais empêchée de faire son travail, c’était une vraie professionnelle !

– Jusqu’à un certain point…

– Vous comprenez pas, Bongo était entré dans sa tête, il lui avait complètement retourné le cerveau, il l’obsédait. Elle ne dormait plus, elle passait tout son temps à regarder de vieilles cassettes du cirque Zavatta pour essayer de comprendre son mode opératoire… »

La serveuse nous interrompit et le policier commanda un muffin : « Je mange plus de beignes, ça fait trop cliché », me confia-t-il en souriant tristement. Il versa consciencieusement le petit tas de sucre amoncelé sur la table dans son reste de café avant de le vider d’un trait. Je réprimai une grimace de dégoût. Sans me prêter attention, il recommença à parler, d’abord dans un murmure :

« Certaines nuits je me surprends à entendre son rire… Et cette putain de chanson-là… Vous savez, celle de Lilly Allen… 

– « Smile » ?

– Ouais voilà. « Smile ». Vous saviez que son ancien assistant, le troisième, nous avait raconté qu’il chantait ça en se préparant avant chaque agression ? »

J’acquiesçai silencieusement. Ce genre de détails croustillants avaient fait la une de la presse pendant des semaines. Ça avait même relancé la carrière de la chanceuse, qui dédiait désormais tous ses concerts aux victimes de Bongo. Il paraît qu’il était complètement obsédé par sa discographie et qu’il était capable d’écouter la même chanson en boucle pendant des heures. Ça avait rendu cinglés pas mal de ses assistants. Bongo les collectionnait. En tout, il en avait eu sept, tous de petite taille, à qui il faisait transporter son matériel et ouvrir les portes pour ne pas laisser d’empreintes sur les lieux de ses crimes. Bien qu’il ne leur ait jamais fait de mal, les pauvres n’étaient pas sortis indemnes de leurs années avec le psychopathe. Et ils avaient tous développé une haine viscérale pour Lilly Allen. Mais je n’étais pas là pour parler de ça.

« Est-ce que vous pourriez me décrire l’état d’esprit de l’inspectrice Grimme le soir de l’arrestation ?

– Elle était tendue, comme nous tous. On endurait une pression pas possible pour boucler l’enquête de la part de nos supérieurs. Une investigation de sept ans, c’est un gouffre financier. Et là-haut ils pensent qu’à ça, au fric. Mais j’avais rien remarqué de particulier… Enfin, rien qui puisse prédire ce qu’elle allait faire après. On a mené le raid ensemble, Bongo ne nous attendait pas, il avait rien vu venir, alors ça a été assez facile de le boucler… J’ai laissé Aurore le menotter et elle a filé avec lui dans la voiture banalisée. Le reste, je l’ai découvert en même temps que les autres, quand la vidéo est devenue virale.

– Vous voulez dire que vous n’aviez pas fait attention à la demi-douzaine de tartes à la crème dans le coffre du véhicule ?

– Je sais pas, je me disais que c’était pour le goûter de célébrations avec les collègues, j’aurais jamais pensé qu’elle se filmerait en train de les lui coller en pleine figure avant d’envoyer la vidéo aux journaux télévisés… »

Sur ce point, je sentais qu’Humbert refusait délibérément de m’en dire davantage. Mais je n’étais pas certaine de pouvoir en tirer plus de toute façon.

« Et aujourd’hui, vous savez où elle est passée ?

– Après son… hum… “coup d’éclat” elle s’est comme évaporée dans la nature. Sa famille pense qu’elle avait prévu son coup et qu’elle a quitté le pays le soir même, sous une nouvelle identité. Elle m’a toujours dit qu’elle voulait voir l’Amérique, alors qui sait… De toute façon, ils n’obtiendront jamais de mandat d’arrêt international. Si vous voulez mon avis, elle a bien fait. Qu’ils aillent se faire foutre, cet entartage, c’est ce que la télé publique a vu de meilleur depuis Shirley et Dino. »

Un sourire tendre éclaira son visage. Sentant que l’entretien touchait à sa fin, je me rappelai subitement une des raisons de ma venue :

« J’allais oublier ! Vous avez pensé à amener ce que je vous ai demandé ? »

Il sortit une petite enveloppe marron de l’intérieur de sa veste, puis me la tendit. Avant de la lâcher, il m’empoigna fermement le bras :

« Vous savez, Aurore, c’est une gentille fille. Et une sacrée inspectrice. Elle a trop pris à cœur l’enquête, c’est le défaut de beaucoup de jeunes flics. Alors je compte sur vous pour faire un portrait juste. »

Quelques minutes plus tard, assise sur le strapontin du métro, je sortis l’enveloppe de mon sac pour en découvrir le contenu. Oui, ce sera parfait en première page.

À l’intérieur était glissée la photo d’une jeune fille d’environ vingt-cinq ans en uniforme de police, souriante, avec, sur le bout du nez, de curieuses lunettes rondes, en plastique orange et vert.