Matteo Esteves

« Habiter poétiquement le monde et en rendre compte » (Olivier Adam, 2005), voilà ce vers quoi aimerait tendre Matteo Esteves.

Dommages collatéraux

Fin septembre, l’été est bel et bien terminé. Même si le soleil est encore éclatant en ce milieu d’après-midi, il ne réchauffe plus l’air. Je ne bouge pas. Je suis planté sur ce banc juste à la sortie du métro Saint-Laurent, une partie du mobilier installé là pour les cinquante ans du rapport Parent. Je respire seulement quand j’y pense ou quand je sens que je manque d’air. Ne vous fiez pas à mon immobilité. N’ayez pas confiance, passants, pigeons ou voisins de banc. Ne vous fiez pas non plus à mon sourire quand je vous salue. Je peux sûrement donner l’impression d’être zen, tel un chat assoupi baigné de lumière derrière une fenêtre. Mais je ne suis pas calme. Je ne suis pas bien. Je peux exploser ou imploser à n’importe quel moment. Vous vous tenez tout près d’une bombe à retardement, même si ce n’est que moi que je voudrais détruire. Je suis aussi droit et froid qu’une statue, mais je travaille fort à calmer l’agitation intérieure pour faire ralentir le tic-tac de la bombe. Je ne suis pas sûr de ce qui pourrait la désamorcer une fois pour toutes. Il n’y a pas de câbles à couper. Ce serait plutôt l’inverse : il me faudrait être capable de rétablir les connexions. Ne pas me couper de moi, pour ne pas me couper du monde.

En ce moment, sur ce banc, si je ne m’obligeais pas à cette immobilité, je ne suis pas certain que je résisterais à ma pulsion d’autodestruction. Je ne bouge pas et je respire à peine. J’ai lu un jour que chaque suicide était un Hiroshima. Je me mets à penser aux dommages collatéraux qu’un passage à l’acte aurait sur vous, et sur les quelques personnes qui me connaissent. À la peine vertigineuse provoquée par la perte de l’autre s’ajoutent la colère et le sentiment d’injustice. En cas de meurtre, il y a un coupable extérieur et concret, physique, vers lequel on peut diriger sa colère. La douleur n’est pas moindre, mais c’est un sentiment plus précis, moins ambigu que dans le cas d’un suicide. On tue bien plus que soi-même quand on se tue. Le meurtre de soi est une déflagration qui place les proches dans un magma d’émotions contradictoires. La détonation les entraîne dans une boucle lancinante de « j’aurais pu, j’aurais dû, faire, voir, pressentir, deviner ». La culpabilité les habite plus ou moins insidieusement, en même temps que la colère et le chagrin qui semblent pourtant prendre toute la place. Quant aux mots laissés pour leur dire qu’ils n’y sont pour rien, ils n’apaisent pas.

Papa, maman, vous. Je sais que vous m’aimez, mais je suis à bout. Je n’ai plus rien à faire ici, je n’ai plus envie, je n’ai plus assez de lumière en moi et celle des autres n’éclairera jamais assez ni assez longtemps. Je n’arrive pas à capter la lumière du monde et la mienne a fini par s’éteindre tout à fait. Savoir que vous m’aimez ne suffit pas. Rien ne vibre à l’intérieur. Quelque chose semble résolument déconnecté. Je ne ressens plus ces petites joies, ces étincelles que j’éprouvais parfois, si peu déjà, quand j’étais habité par le sentiment d’aimer. Je ne suis plus capable d’amour et je me sens comme un désert de glace.

Vous vous détachez temporairement du flot des passants qui, pressés ou préoccupés, participent à cette drôle de valse de pigeons que j’observe parfois. Insouciants, vous vous accotez à la table non loin de moi. J’ai envie de pleurer, je crois. De crier. Ces souffrances, ces terreurs qu’on a étouffées au fond de soi et auxquelles on ne pense pas, mais qui finissent par contaminer chaque cellule de notre être. Comme si chaque larme retenue devenait poison. Une prison dans laquelle on s’enferme, faute de lieu. Faute de lien. Tout me traverse sans vraiment m’atteindre. En désamour du monde, je me sens démuni. Désarmé. Et pourtant… La bombe que je poserais.